Les disciplines des sciences du langage examinent régulièrement les discours d’invention (littéraires ou non). Elles regroupent entre autres la linguistique textuelle, la stylistique, la sémiotique, la sémantique, la poétique des genres et formes en tant qu’elles dérivent toutes de la linguistique générale. Le concept des sciences du langage réunit donc une famille de disciplines délimitant un champ de connaissance et de pratique ressorti aux critiques formelles, historiquement réparties entre les adeptes du formalisme russe et du structuralisme français. Comme telles, les sciences du langage entrent en relation d’opposition avec les critiques historiques, d’inspiration philologique et sociologique.
Mais malgré leur voisinage historique et pratique, rien ne semble aller de soi, ni pour les spécialistes se réclamant de telle ou telle spécialité doctrinairement distinguée au sein des sciences du langage mêmes ni pour les apprenants bénéficiaires des maquettes pédagogiques et des cours composant un parcours unifié des théories et méthodes appliquées aux discours d’invention. Les étudiants reçoivent ces enseignements comme des connaissances empiriques, assorties de méthodes d’enquête reposant sur des liens unitaires, que quelques modalités interactionnelles soulignent comme autant d’exigences pédagogiques ou critiques. Force est de reconnaître, néanmoins, que les évocations impérieuses des outils d’utilisation et de la visée matérielle communs aux sciences du langage ne parviennent toutes seules à rendre raison à leur filiation historique.
À l’évidence, les frontières des disciplines composant le champ de réflexion et d’étude des sciences du langage paraissent poreuses, sans pour autant qu’elles sombrent dans une vision absolument chaotique. Mais il y a fort à parier que si l’on n’y jette quelques lumières de discernement profond, de temps à autres, on ne peut empêcher les mécompréhensions sur la nature du commerce interdisciplinaire ou interméthodologique que suscitent les problématiques limitrophes des différentes portions qui s’y constituent.
Le flou naît non seulement du fait de l’hybridité des connaissances et des pratiques remontant à la même source originaire de la linguistique générale, mais également du fait que les différentes méthodes des sciences du langage s’appliquent toutes à des discours d’invention. C’est pour cela qu’il devient urgent de rendre compte de la manière dont se construit une cohérence théorique à laquelle concourent tous les constituants des sciences du langage, sans que leurs spécificités ne soient mises en mal. Il s’agit notamment de rappeler les raisons d’être de chaque discipline doctrinalement constitué et la méthode dont elle s’assortit, en relation mitoyenne avec quelques autres méthodes, dans une appréhension efficiente des champs de connaissance et d’exercice. En voulant éclairer cette question centrale, le laboratoire SLADI organise le séminaire intitulé « Les sciences du langage appliquées au discours d’invention : filiation historique, frontières disciplinaires, exigences interactives ».
Ainsi formulé, ce sujet de réflexion et d’étude peut partiellement manquer d’intérêt en contexte d’université occidentale, mais dans l’espace universitaire africain francophone, il répond à une préoccupation remontant aux missions historiquement assignées aux instituts de linguistique appliquée, longtemps considérés comme des îlots sociolinguistiques orientés vers des recherches de terrain. Elles se détournaient ainsi des approches critiques formelles des textes, qui semblaient s’accorder avec le primat donné à la grammaire normative, assignée à l’apprentissage du français comme langue véhiculaire, sous l’administration coloniale et conformément à son statut de langue officielle depuis les indépendances politiques africaines.
Qu’on se comprenne bien, il ne s’agit pas ici d’une critique intestine au sein de l’espace des sciences du langage, le séminaire veut plutôt nous exhorter à partir d’une constatation historique qui a concentré son intérêt sur les enquêtes de terrain et eu pour finalité des satisfactions socioéconomiques et politiques. C’est de cette constatation historique qu’il convient de ramener en ordre de bataille les sciences du langage, qui ont besoin de se renforcer devant les nouvelles attentes des discours d’invention. Pour ce faire, il faut sans doute expurger toute forme d’hostilité grégaire au sein des sciences du langage même ; car c’est ensemble que les disciplines impliquées devront défendre leurs apports aux échanges et à l’appréhension des discours d’invention.
S’ajoute à ce fait intralinguistique, l’hostilité trop souvent affichée par les littérateurs (genrologues et historiens de la littérature) qui ont tendance à juger les sciences du langage comme étant absconses et à condamner leur vocabulaire trop savant, leurs démarches rigoristes et leurs méthodes sentencieuses. Les pourfendeurs des sciences du langage trouvent, en effet, que les métalittérateurs qui les promeuvent font preuve d’arrogance scientiste. Historiquement, la défiance est partie de l’application des théories et méthodes linguistiques aux discours d’invention, notamment littéraires. On se souvient de la condamnation formaliste des codes de la transitivité littéraire et de la suspicion subséquente chez les historiens de la littérature de vouloir détourner la littérature de sa visée philologique et sociohistorique. Le sentiment suscité alors chez tous ceux qui se sentaient concernés par les attaques formalistes- structuralistes se résume dans une hostilité ouverte contre toutes les méthodes formelles. Toujours est-il que par leur principe fondateur commun de la théorie de l’intransitivité, les sciences du langage devaient s’appliquer aux discours d’invention, en relation d’opposition étanche avec les codes contextuels de la transitivité inventive. C’est donc la peur de voir les seules modalités formelles du discours d’invention être érigées en un univers hermétique qui a eu pour conséquence cette hostilité réactionnaire chez bien des partisans de la critique historique et sociologique.
Il semble, cependant, que les fronts extrémistes se sont ralliés et qu’ aujourd’hui une nouvelle donne prône non seulement une coopération raisonnée entre les disciplines sœurs des sciences du langage, mais surtout un partenariat « gagnant-gagnant » entre les critiques formelles et les critiques sociohistoriques. D’où la constatation que fait Arnaldo Puzzorusso en ces termes : « Aucun genre critique n’est tout à fait autonome » [1]. Si cela est vrai pour les sciences du langage, qui se doivent de défendre la priorité formelle des textes avant tout autre considération, il paraît révolutionnaire de comprendre les exigences herméneutiques qui poussent de plus en plus les enquêteurs des sciences du langage à discerner, à nouveaux frais, certaines données extralinguistiques que cristallise le « contexte »; en ceci qu’il y a un nouvel enjeu lié au rapport de complémentarité entre les réseaux d’expressivité langagière et les parcours interprétatifs, allant du discours concret à la référence herméneutique qui les sous-tend.
L’accomplissement de cette ambition post-formaliste/structuraliste appelle, avant tout, un resserrement des liens entre les disciplines soeurs des sciences du langage. Pour y parvenir, il convient de jeter une lumière éclairante sur les problématiques restreintes des sciences du langage appliquées aux discours d’invention, selon un objectif général qui tente de comprendre d’abord la logique de leur filiation historique avec la linguistique générale, ensuite les objectifs spécifiques qui se fondent sur la nature de leurs rapports interdisciplinaires ; dans le but de mieux envisager le rôle indéniable qu’elles doivent continuer de jouer dans la connaissance et la pratique du littéraire, non plus en tant que rivales des disciplines sociohistoriques, mais en interaction défensive et/ou offensive afin de fournir aux discours d’invention (domaine littéraire prioritairement, mais pas seulement) les moyens de se défendre efficacement contre les assauts répétés des vents contraires lancés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Pour mieux élucider ces points de réflexion et d’étude, plusieurs axes peuvent offrir prise à des communications enrichissantes.
Axe 1. Historicité des problématiques sociolinguistiques et des usages de la langue française en contexte colonial d’expressivité et d’inventivité discursives.
La suscitation de l’usage de la langue française parmi les auxiliaires de l’administration coloniale a historiquement fondé une visée socioéconomique. N’est-ce pas d’abord de cette manière qu’elle a assigné à la science linguistique une visée strictement sociolinguistique, qui s’est détourné volontiers du libre épanouissement esthétique du discours d’invention ? N’est-ce pas ensuite en réaction au prisme colonial que les instituts de linguistique appliquée ont été multipliés au sein des universités africaines, au cours de la décennie 1960 ? N’est-ce pas encore ce qui a eu pour conséquence de séparer les espaces linguistique et littéraire ? Ne pourrait-on pas penser, par ailleurs, que c’est la même conséquence logique qui a entraîné la dilution de la participation de la grammaire à la critique, au profit d’une assignation corrective des usages conversationnels? Ce sont là quelques réflexions théoriques pourraient être complétées par des exemplifications, convergentes ou divergentes, devant nous aider à mieux comprendre les usages de la langue française en contexte sociohistorique, depuis l’époque coloniale.
Axe 2. L’interdisciplinarité des disciplines des sciences du langage : des cloisons doctrinaires à une logique interactive dans l’application des méthodes formelles aux discours d’invention.
Si les théories sociolinguistiques présidant aux recherches de terrain, où elles élaborent des syllabaires en vue de l’écriture des langues nationales, la traduction des livres sacrés, ou encore la possibilité d’enseigner les langues nationales ont toutes des raisons de tenir leur rôle, les sciences du langage ont, en ce qui les concerne, besoin de se renforcer autour de l’objet du discours d’invention. Les deux espaces quelque peu distincts peuvent même communiquer, dans la mesure où les critiques formelles des sciences du langage peuvent se donner pour corpus des textes socioculturels transcrits. Ne pourrait-on pas d’ailleurs se demander si les méthodes de la linguistique textuelle, de la stylistique, de la poétique, de la sémiotique, de la sémantique, etc. ne pourraient pas interagir en un front uni pour influencer plus encore l’espace des discours d’invention ? Autrement dit, ne chercherait-on pas légitimement à expliquer la façon dont les sciences du langage s’accordent à coopérer dans le but de rendre efficacement compte des discours d’invention ?
Axe 3. Les sciences du langage face aux discours d’invention littéraire africaine : quelle participation ?
La question se pose de savoir comment tirer toutes les conséquences des hypothèques incongrues posées sur les disciplines des sciences du langage et envisager la façon dont elles peuvent constituer un front uni afin d’efficacement aborder la problématique liant « linguistique et littérature » dans l’espace littéraire africain. Si pour les sciences du langage le texte prime en tant qu’objet d’étude ayant une portée heuristique évidente, comment partir de son traitement technique pour nourrir les réflexions théoriques que suscite la littérature ? Par ailleurs, comment résoudre la question de l’acuité sémantique des textes, en relation de complémentarité avec les références herméneutiques qu’implique la diversité des contextes de production et de réception des discours d’invention ? On cherche également à comprendre la manière dont il convient de penser l’articulation des sciences du langage et de la littérature afin de lever toutes les équivoques relatives aux postures formelles, historiques et sociologiques : le but étant d’en faire des arguments parfaitement incorporés du champ de connaissance et des pratiques littéraires ? On veut aussi savoir comment les sciences du langage pourraient associer leurs pratiques techniques et systématiques à la fonction socio-historico-culturelle de la littérature. A ce propos, Dominique Maingueneau rappelle que :
Jusqu'aux années 1960 les relations entre linguistique et littérature n'étaient guère problématiques. Quand il s'agissait, dans une perspective philologique, d'"établir" un texte littéraire on faisait appel aux connaissances accumulées par la grammaire historique, à qui la littérature fournissait d'ailleurs une bonne part de ses données de langue. Mais les relations entre linguistique et littérature les plus intéressantes se nouaient dans la stylistique.[2]
Par la « stylistique », il faudrait entendre les procédés figuraux et grammaticaux envisagés du point de vue historique. Mais l’intérêt du séminaire se situe dans le rapport « problématique » créé depuis la seconde moitié du XXème siècle entre « linguistique et littérature ». Le séminaire nous invite à penser une visée participative assortie des sciences du langage et de la littérature. Il veut inciter à une coaction plus franche des disciplines vouées aux discours d’invention, sans préjuger de leurs méthodes intrinsèques, en vue de valoriser, leurs apports mutualisés à l’édification d’une nation ; ce sont là les réels enjeux et buts que l’on assigne aux sciences du langage appliquées aux discours d’invention, littéraires ou non.
Deux experts seront sollicités pour prononcer deux conférences en vue du lancement du séminaire préparatoire du livre pilote du laboratoire SLADI.
La première conférence sera donnée par Monsieur le professeur Kouadio Jérémie, Professeur émérite des théories linguistiques, ancien Doyen à la retraite de l’UFR LLC à l’Université Félix Houphouët-Boigny, Directeur du laboratoire…. Elle s’intitule « De l’avènement de la science linguistique dans l’espace universitaire africain : enjeux et défis ». Les séminaristes attendront que le conférencier les instruise sur le cadre originel d’émergence et d’évolution de la linguistique africaine, en même temps que sur l’état des lieux que l’on peut faire à propos de ses acquis et de ses chantiers en cours.
La seconde conférence sera prononcée par Monsieur le professeur Kouassi Kouamé Germain, Professeur émérite de Grammaire française, secrétaire général de l’université Alassane Ouattara, sous l’intitulé : « L’apport des sciences du langage dans la formation de l’élite africaine ». Vaste sujet s’il en faut, mais les séminaristes espèrent que le conférencier développera des arguments susceptibles de réduire le scepticisme des détracteurs qui ne voient dans la tendance formelle des sciences du langage qu’une incapacité à fonder le sens et à infléchir le cours de l’histoire et des trajectoires humaines.
François KOUABENAN-KOSSONOU, Professeur Titulaire de Stylistique et Poétique, Directeur du laboratoire SLADI